dimanche 25 janvier 2015

je me souviens d'autres dimanches soirs



f. trouve les bobos complexes : ils portent des gants sans doigts, mais des chaussettes avec ! Avec mes gants sans doigts, mais de si belle couleur, je lis debout dans le train qui me mène à la ville, au travail, à la longue journée qui aujourd’hui est pluvieuse.
C’est le temps des soupes, des légumes racines, des topinambours, que je ne peux plus manger sans penser à mon père.
Je me souviens que lorsqu’il habitait là-bas, seul et moi ici avec f. nous nous téléphonions au moins une fois par semaine et toujours le dimanche en début de soirée. Nous nous racontions la semaine, ce qu’on allait manger le soir … Ce soir-là, je lui dis que j’ai acheté des topinambours, et la conversation roule sur d’autres choses. Puis, très sérieusement, il me dit que si nous avons des soucis d’argent, il faut que je le lui dise, qu’il peut nous aider. Je le remercie de cette prévenance, le rassure en lui disant que tout va bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, qu’il n’y a aucune raison. Mais si, me dit-il, si vous en êtes réduits à manger des topinambours ! Mon père avait neuf ans quand la guerre a éclaté. S’il a pu dire que c’était une période assez gaie, pour un petit garçon de neuf ans, d’être réfugié à la campagne, sans trop d’école, et avec les copains à courir les champs et faire des bêtises, ça a aussi voulu dire pour la famille quitter sa maison à cause des bombardements, vivre quelques kilomètres plus loin, à la campagne, essayer de trouver à se loger, du travail, de quoi manger et tous les jours, manger des topinambours qui vous torturaient les intestins.
Il n’a donc jamais été possible pour moi de lui faire comprendre que les topinambours, aujourd’hui, valaient plus chères que les pommes de terre et que j’en mangeais, car j’aimais ça, que je savais les cuisiner sans qu’il y ait d’effets secondaires néfastes. Non, non, rien ni personne ne me forçait. Il avait toujours pensé que sa fille pouvait être un peu bizarre. Là, il tenait une preuve supplémentaire et flagrante de ce fait. Il riait de mon mauvais goût alimentaire. Je riais de son amour immodéré des seules pommes de terre. Il me demandait de lui promettre de ne jamais lui faire manger de ce maudis légume. Je promis.
Je me souviens aussi qu’il nous avait fait, à ma mère et à moi, le gâteau que sa mère lui faisait pendant la guerre et qu’il adorait. Décontenancées, nous nous étions retrouvées devant une chose grisâtre entre pain et cake. Je crois que c’était fait uniquement avec de la farine de sarrasin, de l’eau, du lait et des œufs ; évidemment, il n’y avait pas de sucre. C’était pour le moins austère, mais il n’y avait pas d’autre alternative que de dire que c’était bon. Emettre l’idée de le manger avec de la confiture était une sorte de trahison. On avait quand même fini dans un fou rire, car au deuxième service, l’une de nous deux (laquelle, je ne sais plus) avait dit que quand même, c’était dégueulasse.
Un peu comme f. qui mangeait pour la première fois, chez une amie, de la glace à la violette et cela lui était venu comme un cri du cœur.
C’est en relisant le sel de la vie, que ces choses me reviennent, car j’y retrouve la Bretagne, la nourriture, les souvenirs et les fous rires : « …mettre un parfum qui s’oublie, savoir se faire oublier, amuser la galerie, soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de l’ennuyer par des questions idiotes, se demander où l’on était avant de naître plutôt que ce que l’on deviendra après la mort, froisser du papier journal, découper des images et faire des collages, décollent en avion ou atterrir, regarder avec convoitise les plats servis à ses voisins, observer la démarche des passants et faire de la psychologie sauvage, attendre à la terrasse d’un café, se dire qu’il faudrait faire de la gymnastique, penser parfois à respirer profondément, mettre à plat un trombone, monter à la main une mayonnaise ou des œufs en neige, boire quand on a très soif, n’avoir jamais honte d’être soi… »

vendredi 16 janvier 2015

aujourd'hui, j'ai de la peine



Je regarde les photos de l’année dernière, f. dans son costume de lin gris, m. et ses chaussures dorées qui brillent, les boutons de la chemise de b. sont tremblés et ressemblent à des fermetures chinoises. C’était le soir de l’opéra en Italie, nous étions comblés d’émotion (nous nous étions avoués f. et moi, plus tard, que nous avions un peu pleuré), il faisait doux, nous avions dîné dehors.
Il y a peu, j’écrivais : « maintenant, nous attendons sereinement l’année nouvelle. »
Puis, le ciel nous est tombé sur la tête. Nous avons été emportés par une violence qui nous atteint au plus profond. Que faire de ce monde violent et désenchanté qui nous est proposé ? Celui qui déteste l’autre pour ce qu’il est, pour ce qu’il pense. Et qui, au delà de la détestation, veut son éradication.
Je regarde des images sur le net, je vois des femmes en cage, dans de longs vêtements blancs, vendues comme esclaves pour trente euros, sur une place de marché, je lis les mille coups de fouet pour punition d’avoir écrit, je lis l’horreur d’une fillette qu’on envoie sur un marché, les vêtements remplis d’explosifs, je lis des villages entiers détruits, les habitants morts assassinés.
Je marche avec les autres, tous les autres et je m’enferme dans ma cabane. Je clos la porte, ferme les rideaux. Je tente de retrouver le sens de l’orientation.
Ce soir là, nous avons bu, pour avoir la sensation du chaud, de la brûlure intérieure qui dit qu’on est vivant.
Aujourd’hui, j’irai acheter des fruits, des légumes, du vin ; ce soir, je ferai une soupe. C’est dérisoire d’écrire tout cela, mais je me dis que c’est ce que voudraient faire ces femmes encagées, ce blogueur flagellé, ce qu’aurait aimé faire un jour cette fillette assassinée. Etre debout et faire simplement ce qu’on a à faire, le faire pour tous ceux qui sont empêchés.
Alors continuer à prendre des photos du chat, de l’amoureux, continuer à lire, à faire le thé, continuer à être vivant pour ceux qui le sont à peine.